Luxleaks

Entre tensions et notes d’humour, une première audience s’est ouverte aujourd’hui au Luxembourg dans le cadre du procès en Appel des lanceurs d’Alerte de l’affaire « Luxleaks. »
Par Manon Garrido.

Ils étaient nombreux cet après-midi à rejoindre La Cité Judiciaire de Luxembourg en entonnant des slogans afin de montrer leur colère mais également leur soutien sans faille à Antoine, Raphaël et Edouard Perrin, les prévenus.
On entendait la foule, qui s’est construite par vague et qui était un peu plus intense à 15h puis 18h lors de la suspension d’audience, chanter: «Merci! Merci Edouard! Merci Raphaël! Merci Antoine! Merci!» Le temps de l’audience, le comité de soutien s’est ensuite dirigé vers les sièges d’entreprises qui sont au coeur de ce procès dont PWC qui s’est constitué partie civile.

Dans la salle d’audience, on retrouve une ambiance beaucoup moins décontractée entre les différentes parties.


Et ça commence fort. 

Selon les avocats de la défense, la cour ne peut pas être dupe de l’absence de Mr Khol, ancien employé de l’administration des contributions luxembourgeoises par lequel tous les accords fiscaux sont passés, dispensé par son médecin d’assister à l’audience, et sans lequel le procès prend une autre dimension et a beaucoup moins de sens.

On l’accuse ouvertement « d’être malade quand ça l’arrange» et son absence est même considérée comme un « bras d’honneur » envers la cour par l’avocat de Mr Perrin, Maître Chapuis.

En effet, pour la défense, le témoignage de Mr Kohl aurait permis à l’Avocat Général, qui est contre ce témoignage, de comprendre l’ampleur réelle ainsi que la durée des Tax Rulings du Bureau n°6 de l’Administration des Contributions.

Après une brève intervention des avocats de la défense, pour lesquels l’intérêt général ne peut que prévaloir sur le secret professionnel, le Président de la Cour a commencé son interrogatoire rigoureux des prévenus.

Antoine Deltour, condamné en première instance pour 5 chefs d’inculpation:

-vol domestique
-fraude informatique
-viol du secret des affaires
-viol du secret professionnel
-blanchiment/ détention de documents préalablement soustraits

à 12 mois de prison avec sursis, 1500€ d’amende, et à verser, dans le cadre du procès en civil, 1€ symbolique à la société PWC, s’avance vers la barre.

Son allure est celle d’un jeune homme qui semble assez fragile, discret, effacé, ses épaules sont recourbées. Il a l’air de quelqu’un qui ne semble pas aimer les projecteurs et qui n’est pas à l’aise avec sa soudaine popularité.
« Un citoyen normal » comme il aime à le répéter.

Les questions fusent et s’enchaînent à la fois d’ordre privé et professionnel. Un vrai déballage de sa situation, de sa personnalité, de sa vie privée. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ça n’a pas l’air d’être agréable.


Se justifier.
De tout. Toujours.

Répondre 10 fois : « oui »; « oui »; « oui » lorsque les questions sont fermées et ne suscitent pas d’explications…

A ce moment là, on ressent clairement que l’on pose des questions et que l’on demande des justifications et de la légitimité dans ses actes à la mauvaise personne.
Ca se ressent aux quatre coins de la salle d’audience.

On est là, tous, dans nos sièges, confrontés à l’Absurde.

Monsieur Deltour poursuit, reconnaît, assume et inscrit son témoignage dans la lignée du premier procès: son sens moral l’a poussé à démissionner, puis à vouloir, à son échelle, aider à mettre en lumière, dans le Débat Européen et public, la question des pratiques agressives des Tax Rulings au Luxembourg.

Ses intentions au moment du téléchargement des documents? Aucune réellement.
Qu’a-t-il fait ensuite? Il a tenté d’en parler sur un forum et dans une interview à la Radio. Et cela n’a pas eu d’impact car il ne prouvait pas à l’aide de documents.

« La résonance était nulle. »

Il a donc tâtonné, pris le temps de la réflexion car il savait qu’il était en possession de documents qui pouvaient potentiellement changer les choses, servir l’intérêt général en mettant l’évasion fiscale et la pratique des Tax Ruling dans le débat public.
C’est uniquement son inconfort moral qui a motivé le téléchargement des documents, pas l’idée d’être un grand lanceur d’alerte.
Avait-il conscience, des mois plus tard, qu’en les donnant à un journaliste qui l’avait contacté, celui-ci en ferait l’usage que l’on connaît? Pas vraiment. Il ne souhaitait pas que les noms de PWC ou des clients soient dévoilés. Il était simplement une source anonyme qui aurait pu le rester.

D’ailleurs, s'[il] avait voulu tout balancer sur internet, [il] l’aurait fait lui-même.

L’audition de Deltour se termine sur ces quelques mots concernant son ancien employeur dont il regrette que le nom, ainsi que ceux des clients, aient été divulgués mais dont il maintient la conviction d’une inégalité dans la pratique.

Il assume et est fier d’avoir pris la décision de divulguer ces documents puisqu’au 1er Janvier une nouvelle loi s’appliquera désormais sur les Tax Rulings dans l’UE.

Une tension entre l’avocat de Mr Deltour et celui de la partie civile éclate alors et vient clore l’audition.

Le président de la Cour semble plutôt satisfait des explications reçues par le prévenu mais l’avocat Général quant à lui, reste toujours sur la défensive. Difficile de comprendre pourquoi tant les explications et justifications sont claires, sensées et semblent sincères.

A ce moment là, on ne peut trouver l’attitude de Mr Deltour que digne. Lui, individu, citoyen ordinaire, comparaît et assume ses actes. Il les justifie. Il ne pense pas à lui mais à l’Intérêt Général.

Qui, de l’autre côté de la barrière, représenté par deux avocats mais dont aucun membre, aucun individu réel, en chair et en os n’est présent, peut en dire autant?
Qui, aujourd’hui, fait preuve d’indécence?… Ces questions pullulent dans l’esprit de la salle tant la situation est ubuesque, surréaliste.

A quel moment a-t-on demandé des comptes à ces grandes entreprises?…Ou à cet employé de l’Administration des Contributions? Et d’ailleurs, va-t-on leur en demander un jour…..?

Monsieur Raphaël Halet arrive à son tour à la barre.


En première instance, pour les 5 chefs d’inculpations similaires à Mr Deltour, il avait été condamné à 9 mois de prison avec sursis, 1000€ d’amende et à verser, lui aussi dans le cadre du procès en civil, 1€ symbolique à PWC.

Le président revient à sa ritournelle de la justification.

C’est à Mr Halet maintenant de déballer sa vie privée, sa vie professionnelle, justifier ses états d’esprit d’il y a 4 ans, ses intentions au moment de la divulgation des 16 documents dont 14 déclarations fiscales et 2 courriers concernant Amazon,Ikea et Apple.

-Pourquoi avoir fait cela? Parce que l’opinion publique connaît ces grandes entreprises. C’est donc plus choquant et l’impact plus grand.
-Quel a été le déclic qui vous a poussé à faire cela? L’émission Cash Investigations de Mai 2012 et la prise de conscience qu’il participait malgré lui à ces évasions fiscales.
-Pourquoi avoir agi personnellement et contacté Mr Perrin? Parce que ne rien dire, c’est être complice…

Le prévenu a quand même demandé à rester anonyme, l’idée étant de ne pas perdre son travail tout en soulageant sa conscience et en tentant d’aider au respect de l’intérêt général.

Pour Monsieur Halet, digne, franc et sans détour, l’intérêt Général passe avant une déclaration fiscale.

« Il faut essayer de respecter l’égalité dans le traitement des contribuables: en tant que citoyen nous payons tous des impôts des taxes. Les multinationales n’ont pas le droit d’y échapper non plus. »


Enfin, l’audition se termine.

Certains avocats demandent des éclaircissements et redonnent des noms: en tant qu’employé Mr Halet savait qu’Arcelor Mittal était un client habitué de l’optimisation fiscale tout comme Ikea ou Amazon.

D’ailleurs, aujourd’hui, les études montrent que pour Ikea c’est 1 milliard d’€ d’impôts non payés en 5 ans, pour Amazon c’est 1,3 milliards d’euros de redressement aux USA, 196 millions en France et des procédures en Allemagne, Chine, Japon et Inde par exemple.
Et pour Apple, on obtient un record de 13 milliards d’euros en Irlande !

Si les administrations reviennent là-dessus, c’est bien qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas ou qui n’est pas légal, et pas simplement « moralement douteux ».

Il est alors 18h, l’audience est suspendue.

Lundi 19 décembre à 15h s’ouvrira la deuxième journée du procès en appel des Lanceurs d’Alerte.

Et vous, qu’en pensez-vous?

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